Lettre à Ismaël : Du Sens et du Lien

Cher Ismaël,

Il y a des jours comme ça où le matin se lève… comme tous les jours… Et parfois…. la surprise jaillit du quotidien et l’extraordinaire apparaît….

Ce matin, 52 enfants (1) ont rendez-vous avec toi…. Cette rencontre a été préparée avec leurs enseignants. Le travail sur la différence, sur les moqueries est un travail de tous les jours que Les Tisseurs d’Humanité accompagne.

Néanmoins, ce matin, les petits cœurs frémissent et l’appréhension se fait plus ou moins silencieuse… Le moment est important et tous ensemble, dans un calme déjà respectueux, nous marchons les rues d’Ennery vers toi.

Tu es là, tu nous attends, tranquille. Nous enlevons nos chaussures, tout le monde s’installe autour de toi. Toi dans ton fauteuil, nous sur des bancs.
Pas trop près… Etre impressionné crée de la distance. Je trouve ces paroles si justes « Être impressionné, c’est le contraire d’admirer. Quand on admire, on est attiré vers un terrain inconnu, quelqu’un nous révèle l’existence de choses nouvelles à voir, à écouter, à penser. Par l’admiration, on est tiré vers le haut, ou vers le côté, ou vers le bas, enfin on est mis en mouvement, on est aspiré quelque part. L’admiration est une invitation au voyage. » (2)

C’est exactement cela, tu as emmené ces enfants en voyage…. haut… très haut….

Sur les rives de ton enfance au Burkina Faso, tu nous racontes ton accident à l’âge de deux ans… Tu y as laissé ta main, ton bras et tes jambes. Tu nous dis sans plainte, les nombreuses opérations au fil de ta croissance… Le combat de tes parents et le tien pour pouvoir aller à l’école malgré le handicap… puis à l’université… et ton arrivée en France, seul et contre l’avis de tous, avec comme seuls bagages tes convictions.
Tu étudies pour devenir avocat afin de faire valoir les droits des personnes en situation de handicap. T’inspirant de Gandhi, tu nous dis « On reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses personnes handicapées ». Tu souhaites créer une structure pour personnes handicapées, te présenter aux prochaines élections présidentielles du Burkina Faso, peut-être pas pour devenir Président mais pour porter ta voix et tes idées, bouger les lignes…

Les questions des enfants, au début timides, se succèdent passant de la légèreté au plus intime. L’enfance a cela de magique qu’elle ose tout :

« Comment tu te brosses les dents ? » et tu nous montres…
Tu as trois techniques là où nous avons tous la même. Il faut croire que la différence développe la créativité. Pour la dernière, tu descends de ton fauteuil.
« Oooohh… ! » mi-impressionné, mi-admiratif des enfants.
Sorti de ton fauteuil, tu te déploies, tu te déplaces, tu joues au foot ! Et… les enfants descendent de leurs bancs, se rapprochent, se hissent à ta hauteur.
Ils sont autour de toi, avec toi, entièrement. Nous le sommes tous.

Les mains se lèvent et tu es attentif à porter une attention à chacun, à n’oublier personne. Tu accueilles toutes les questions.

« Est-ce que tu es triste d’être handicapé ? » et toi de répondre d’un grand sourire « Est-ce que j’ai l’air triste ? ».

Oui, cela n’a pas toujours été facile. Le regard des autres, les moqueries que créent la peur de la différence et l’incompréhension. A ces maux-là, tu réponds « bah oui, je suis handicapé ! » et il n’y a plus de débat….

Tu nous expliques au contraire que ton handicap est ta chance et que naturellement, la disparition d’un organe correspond à la naissance d’un autre. Toi, privé de tes membres, porté par l’amour de ta famille et par une force de vie farouche, tu as grandi en humanité, tu as fait même plus que ça…. Tu nous fais grandir… tu sèmes sur ton passage…. Tu es un tisseur…

Tu veux être utile à l’humanité : la richesse humaine crée de la richesse humaine. Voilà la seule logique qui devrait nous animer…. Une richesse qui ne coûte rien…. qui se transmet et se partage… Richesse invisible, impalpable, qui transforme les hommes et le monde.

Ismaël, tu vis sans limitations, tu vas bien plus loin que la plupart d’entre nous sur nos deux jambes… C’est avec notre cœur que l’on va le plus loin… Tu l’as compris depuis bien longtemps.

Il y a des moments suspendus dont on ne voudrait pas qu’ils s’arrêtent… mais le temps reprend toujours son cours… Tu nous as offert ce matin un instant d’éternité, où le temps s’arrondit, nous enveloppe et nous réunit… Une grâce… Je crois que chaque enfant, chaque personne présente aujourd’hui avec toi a emmené quelque chose de cette matinée. Il y a des rencontres d’une vie, tu en es une.

Nous avons remis nos chaussures et toi ton fauteuil. Chaque enfant est venu te saluer. Parce que tu les as touchés en plein cœur, ils ont pu te toucher, te serrer la main avec tout leur cœur.

« En fait, à l’extérieur il est différent, mais à l’intérieur il est comme nous ! » dit Emma en sautillant sur le chemin du retour.

Oui, Emma, c’est exactement ça…

Tu as créé le mouvement…. la peur qui fige s’est envolée….

Voilà ce que tu as permis Ismaël… Du sens et du lien comme tu dis…. Tu as permis à ces enfants de découvrir que ce qui nous lie, c’est notre humanité… La leçon la plus essentielle qui soit, tu nous l’as offerte au cœur de l’école de la République et grâce à un enseignant qui croit comme toi aux idées folles…

Avec ou sans jambes, blancs ou noirs, petits, gros…. Voilà notre langage commun, celui qui parle à nos cœurs…. Et il a ce miracle d’être universel….

Affronter ses peurs, apprivoiser la différence, l’entendre comme une riche diversité et non comme une adversité qui sépare, c’est grandir en humanité.

Et toi Ismaël, tu es très grand.

(1) Classe de CE2/CM1 de Philippe Viard et classe de CM2 de Karine Remerand – Ecole Gérard Claudel d’Ennery (95)
(2) Laprecaritedusage.blog.lemonde.fr/2007/10/01/admirationetimpression/

7 réponses sur “Lettre à Ismaël : Du Sens et du Lien”

  1. Là je suis en larmes. Et je ne pleure pas parce que je suis triste ou parce que j’ai de la compassion mais parce que je suis ému. Parce qu’après avoir lu cette lettre qui manifeste tant d’affection au monde des personnes handicapées de la part des frangins et frangines du CE et du CM, je me sens léger comme une plume. Dire que je ne cessais de me plaindre  » pourquoi moi ? « ,  » pourquoi mon handicap ? « ,  » quel sens peut bien avoir ma vie quand il faut souffrir du regard des autres, quand il faut vivre dans la solitude, la timidité, la peur de ce que l’avenir me réserve ? « . Mais je crois que j’ai finalement eu la réponse à toutes mes inquiétudes. Mon ami Claude Féré de la France me disait que  » le véritable handicap est celui du cœur « . Merci à toi ISMAËL qui ne cesse de te battre pour notre inclusion. Merci à vous frères et sœurs qui, ayant du cœur dans les mots et l’humilité dans la peau, ne cessez de près ou de loin de nous apporter vos divers soutiens. Merci à tous ceux qui œuvrent pour le monde des personnes handicapées. Je vous embrasse !!!!

  2. Je suis très ému et très touché par tes mots Tiem. Je n’arrive pas à trouver les mots justes ni la finesse pour exprimer mon état esprit. La vie nous réserve pleins de surprises. En tant handicapé, je me suis toujours poser les mêmes questions que toi: que faire de ma vie dans ce monde où la différence fait peur? Après maintes réflexions et de tâtonnements, j’ai enfin trouvé: Donner du courage et surtout l’énergie positive nécessaire pour affronter les difficultés quotidiennes.
    Mon père m’a toujours dit que chaque personne sur terre est la pour une raison et peut apporter à l’humanité, et moi j’ajoute que si ta vie n’a aucun sens à tes yeux , alors donne un sens à ta vie, c’est un devoir…
    J’ai décidé de faire en sorte que mon passage sur terre puisse servir à l’ édification d’un monde meilleur. Je ne sais pas si je réussirai, mais je m’en voudrais de ne pas essayer de transformer les obstacles en opportunités. Car pour moi, le bonheur ne réside pas en la recherche de la perfection mais en l’acceptation de la différence et de l’imperfection. La différence étant une richesse sinon il n’y aurait pas autant d’espèces animales, végétales et autant de planètes. A quoi servent-elles? La réponse se trouve dans notre imagination!

  3. Que d’émotions et d’admiration en lisant le parcours d’Ismaël, quel courage, quelle énergie ! Bravo à l’équipe des enseignants qui a accueilli Ismaël au sein de son école sensibilisant les enfants à l’acceptation de la différence, au dépassement de soi et bravo également aux Tisseurs d’Humanité qui ont soutenu cette rencontre. J’espère, Ismaël, que votre projet aboutira très vite et sans trop d’obstacles, merci à vous pour tout ce que vous nous apportez.

  4. Quel bel hommage à ce magicien de la vie qui nous prouve que rien n’est impossible à celui qui se donne les moyens…
    J’ai passé moi aussi un moment inoubliable. Un moment rare où le temps se fige et les émotions nous envahissent.
    J’avais imaginé ce moment comme une belle leçon de vie où le regard porté sur le handicap aurait amené mes élèves à se questionner sur leur propre vie, leurs propres réactions face la difficulté, face à la relation avec les autres.
    C’est bien mieux que cela !!
    C’est une révolution des consciences, un nouveau départ pour ma classe, des propositions pour s’engager dans notre classe, dans notre école, dans la vie en général.
    Tout est possible pour toi, tout est possible pour eux, tout est possible pour moi maintenant !

    De nouvelles perspectives s’ouvrent à nous car tu nous as ouvert la voie du possible.

    J’ai bien de la chance d’être entouré de personnes si inspirantes, si bienveillantes.

  5. Ping : solars.biz

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